14 septembre 2006

Le primitif du présent


« Modern times », le nouvel album de Bob Dylan, n’est pas un « chef d’œuvre », comme on peut le lire ici ou là. Ne gaspillons pas les mots, ce sont nos seules munitions. Un « chef d’œuvre » est un moment de plénitude artistique, un achèvement qui n’arrive dans une vie qu’une fois. Ou deux, quand cette vie est faite de changements, de revirements, de fuites. On accordera à Bob Dylan le droit à deux chefs d’œuvre. Le premier daterait de l’époque où, Judas, il rompit avec les codes du folk, se brancha sur l’électricité et déchira l’icône contestataire qu’il était devenu. Ce serait au choix « Bringing it all back home » (1965), « Highway 61 revisited » (1965) ou « Blonde on blonde » (1966). Le second est une résurrection au sens le plus littéral du terme : Dylan venait d’échapper à un infarctus. C’était en 1997. L’album s’appelle « Time out of mind ». Je l’ai découvert une nuit de ramadan dans un café de la rue des Martyrs. Et je suis resté à l’écouter jusqu’à ce que le bar ferme. Difficile d’imaginer musique plus touchante. Ecoutez « Standing in the doorway » ou « Not dark yet » par une nuit d’orage si vous en avez le courage, vous comprendrez ce que je veux dire : Dylan y est à la fois shakespearien et très humain, le roi est nu et perdu et il le chuchote à l’oreille de l’auditeur qui s’aperçoit soudain qu’il est lui aussi nu et perdu.
« Modern times » n’est pas de cette trempe. Dylan s’est rhabillé. Il a enfilé son costume de cow-boy pour enregistrer un disque de blues à l’ancienne, un disque de blues blanc comme en enregistraient ceux qu’il écoute aujourd’hui (Marty Robins, Wilbert Harrison, Jack Teagarden, the Louvin Brothers, Charlie Poole, Bob Wills, … vous n’avez jamais entendu parler de ces chanteurs des années 30, 40 et 50 ? lui vit en leur compagnie et leur consacre une émission de radio sur XM). Le titre de l’album est bien sûr ironique. Dylan ne veut surtout pas être le chantre des « temps modernes ». Il les évoque (l’inondation de la Nouvelle-Orléans, la ville de son producteur et ami Daniel Lanois, dans « The levee’s gonna break », d’autres catastrophes contemporaines ailleurs) mais la corruption des esprits qui règne aujourd’hui le révulse. Dans une interview publiée ce matin, Sydney Pollack, le cinéaste derrière « Jeremiah Johnson », « On achève bien les chevaux » ou « Tootsie » lâche : « Je n’aime pas ce que mon pays devient mais je ne veux pas être un vieux con qui trouve que tout était mieux avant. C’est un peu de notre faute : nous avons vécu des choses si belles et si intenses pendant les années 60 / 70. Nous avons voulu la démocratie et la culture pour tous et maintenant nous récoltons la médiocrité partout ». Bob Dylan, lui, se fout de passer pour un vieux con. Et il rejette toute responsabilité : il s’est déchargé de la lourde tâche d’incarner la conscience morale de son temps au beau milieu des années 60, lorsqu’il s’est aperçu qu’il n’était même pas de taille à affronter ses propres démons. La seule chose qui lui importe encore est de continuer à chanter le blues. Avec « Modern times », c’est chose faite : l’album est une collection de boogies ou de balades intemporels qui jouent sur le contraste entre un groupe qui swingue comme dans le bon vieux temps et une voix nasillarde d’une tristesse minérale, qui a gagné en expressivité ce qu’elle a perdu en clarté. Pas un chef d’œuvre, certes, mais un bon disque tout de même …

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